Le cottage de la gardienne

 

Ce fut le silence qui tira Jenna du sommeil. Durant dix ans, elle avait été réveillée chaque matin par la rumeur de l’Enchevêtre, sans parler des bagarres et du vacarme des six garçons Heap. Après cela, le silence lui paraissait assourdissant. Elle ouvrit les yeux et, pendant quelques secondes, elle crut qu’elle rêvait encore. Où était-elle ? Pourquoi ne se trouvait-elle pas à la maison, dans son lit-armoire ? Pourquoi ne voyait-elle que Jo-Jo et Nicko ? Où étaient passés ses autres frères ?

Puis la mémoire lui revint.

Elle s’assit doucement pour ne pas déranger les garçons étendus à ses côtés devant les braises rougeoyantes, au rez-de-chaussée du cottage de tante Zelda. Elle s’enveloppa dans son édredon car l’air était frais et humide en dépit du feu. Puis elle porta une main hésitante à son front.

Elle n’avait pas rêvé. Le cercle d’or était toujours en place. Elle était bien une princesse. Cela n’avait rien à voir avec son anniversaire.

La veille, Jenna avait éprouvé le même sentiment d’irréalité qu’à chacun de ses anniversaires. Elle avait alors l’impression d’être projetée dans un autre monde, un autre temps, et que tout ce qui pouvait arriver ce jour-là n’existait pas vraiment. Si elle avait pu affronter les événements extraordinaires qui avaient marqué son dixième anniversaire, c’est parce qu’elle était persuadée que, quoiqu’il advienne, tout rentrerait dans l’ordre le lendemain. Aussi, rien ne portait à conséquence.

Mais ce n’était pas le cas.

Elle resserra l’édredon autour d’elle pour avoir chaud et examina la situation. Donc, elle était une princesse.

Jenna et sa meilleure amie, Bo, avaient imaginé qu’elles étaient deux princesses, des sœurs séparées à la naissance que le destin avait réunies en les plaçant à la même table de la classe numéro 6 de la Troisième Ecole du quartier Nord. Jenna avait presque réussi à s’en convaincre. Pourtant, chaque fois qu’elle allait jouer chez Bo, elle voyait mal comment son amie aurait pu venir d’une autre famille que la sienne. Bo avait les mêmes cheveux d’un roux ardent et la même quantité de taches de rousseur que sa mère. Il ne faisait aucun doute qu’elle était sa fille. Mais Bo s’était fâchée quand Jenna lui en avait fait la remarque, et elle n’avait plus jamais osé aborder la question.

En revanche, elle n’avait cessé de se demander pourquoi elle-même ressemblait si peu à sa mère, à son père ainsi qu’à ses frères. Pourquoi était-elle la seule à avoir les cheveux bruns ? Pourquoi ses yeux à elle n’étaient-ils pas verts ? Jenna aurait donné n’importe quoi pour avoir les yeux verts. En fait, jusqu’à la veille, elle espérait qu’ils finiraient par le devenir.

Elle espérait de tout son cœur que Sarah lui dirait un jour, comme elle l’avait fait à chacun des garçons : « Il me semble que tes yeux sont en train de changer. Mais oui, j’aperçois un peu de vert dedans. » Ou bien : « Qu’est-ce que tu grandis vite ! Tes yeux sont déjà presque aussi verts que ceux de ton père. »

Mais quand elle l’interrogeait et voulait savoir pourquoi ses yeux n’étaient pas comme ceux de ses frères, Sarah lui répondait :

— Parce que tu es notre petite fille, Jenna. Cela te rend différente. Et puis, tu as des yeux magnifiques.

Jenna n’était pas dupe. Elle savait que les filles aussi pouvaient avoir les yeux verts. Comme Miranda Bott qui vivait au bout du corridor et dont le grand-père tenait une boutique d’articles de Magyk d’occasion. Miranda avait les yeux verts, et pourtant, son grand-père était le seul magicien de la famille. Alors, pourquoi pas elle ?

Le fait d’évoquer Sarah avait attristé Jenna. Quand la reverrait-elle ? Sarah accepterait-elle de rester sa mère maintenant que tout avait changé ?

S’étant ressaisie, elle se leva, toujours enroulée dans son édredon, et enjamba les deux garçons endormis, Elle jeta un coup d’œil à 412 au passage. Comment avait-elle pu le confondre avec Jo-Jo ? Elle avait dû être victime d’une illusion.

Hormis la faible lueur que répandait le feu, il faisait encore sombre à l’intérieur du cottage. Quand Jenna fut habituée à la pénombre, elle partit à la découverte de sa nouvelle demeure, en balayant le sol avec son édredon.

Le cottage n’était pas grand. Le rez-de-chaussée comprenait une unique pièce avec une large cheminée sur l’un des côtés. Un tas de bûches se consumait lentement dans l’âtre en pierre. Nicko et 412 dormaient à poings fermés sur le tapis devant le foyer, douillettement enveloppés dans deux des édredons en patchwork de tante Zelda. Le centre de la salle était occupé par un escalier étroit avec un placard en dessous. Sur la porte (fermée à clé) de ce dernier, on pouvait lire POTIONS INSTABLES ET POISONS PARTIKULIERS en lettres cursives dorées. Jenna se garda bien d’insister. Elle tenta d’apercevoir le sommet de l’escalier qui menait à la vaste chambre où couchaient tante Zelda, Marcia et Silas - sans oublier Maxie, dont les soupirs et les ronflements parvenaient jusqu’au rez-de-chaussée. Ou était-ce Silas qui ronflait et Maxie qui soupirait ? Quand ils dormaient, nul ne pouvait distinguer à l’oreille le maître du chien.

Le plafond de la pièce où elle se trouvait était bas et laissait voir les poutres à peine dégrossies avec lesquelles on avait construit la maison. Toutes sortes d’objets étaient accrochés à ces poutres, pagaies, chapeaux, sacs remplis de coquillages ou de pommes de terre, bêche, binette, chaussures, rubans, balais, gerbes de roseaux ou d’osiers, ainsi que des centaines de sachets d’herbes que tante Zelda cultivait elle-même ou achetait à la Grande Foire de Magyk qui se tenait au Port tous les un an et un jour. En tant que sorcière blanche, tante Zelda se servait des herbes pour confectionner des charmes et des remèdes, un domaine qu’elle connaissait sur le bout des doigts.

Jenna examinait tout ce qui l’entourait, savourant le fait d’être seule réveillée et de pouvoir circuler à sa guise pendant encore un moment. Elle trouvait étrange d’habiter un endroit dont aucun des quatre murs n’était mitoyen avec la maison de quelqu’un d’autre. Même si c’était très différent du tohu-bohu de l’Enchevêtre, elle se sentait déjà chez elle. Elle poussa son exploration plus loin. Les chaises étaient confortables malgré l’usure, la table récurée ne donnait pas l’impression de vouloir se renverser et rendre l’âme. Encore plus surprenant, le sol en pierre avait été balayé récemment et il n’y avait rien dessus, à part quelques tapis élimés et une paire de bottes près de la porte.

Elle jeta un coup d’œil à la minuscule cuisine, son grand évier, sa petite table, ses poêles et ses casseroles propres et bien rangées, mais elle était beaucoup trop froide pour qu’elle s’y attarde. Puis ses pas l’entraînèrent vers le coin de la pièce principale qui lui rappelait le plus son ancienne maison. Là, les murs étaient revêtus d’étagères pleines de bocaux et de fioles. Elle en connaissait certains pour avoir vu Sarah les utiliser. Entre autres, les noms Teinture de Tarentule, Mixtion Mystérieuse et Brouet Basique lui évoquaient des souvenirs. Et tout comme à la maison, le petit bureau recouvert de crayons, de feuilles de papier et de cahiers était cerné de piles de livres de Magyk qui montaient jusqu’au plafond et menaçaient de s’écrouler. Il y en avait tant que le mur disparaissait derrière, mais, à la différence de chez eux, aucun ne traînait par terre.

Les premières lueurs du jour filtraient à travers les vitres couvertes de givre. Tout à coup, Jenna eut envie d’aller voir dehors. Sur la pointe des pieds, elle s’approcha de la porte en bois massif et tira doucement le verrou bien huilé. Puis elle ouvrit la porte avec d’infinies précautions, en priant pour qu’il ne grince pas. Il n’en fit rien. Comme toutes ses semblables, tante Zelda prenait un soin maniaque des gonds et des charnières. Une porte qui grinçait dans la maison d’une sorcière blanche passait pour un mauvais présage et une preuve d’incompétence en matière de sortilèges et de Magyk.

Jenna se glissa dehors sans faire de bruit et s’assit sUr le seuil, emmitouflée dans son édredon. Son haleine tiède se condensait en petits nuages blancs dans le froid de l’aube. Une brume épaisse collait au s0l, formait des tourbillons au ras de l’eau et autour du pont de bois enjambant le chenal qui séparait la maison du marais. Ce chenal entourait l’île de tante Zelda comme un fossé - c’était d’ailleurs le nom qu’on lui donnait. La surface en était sombre et si immobile qu’on aurait dit une fine membrane tendue entre les deux berges. Pourtant, en regardant attentivement, on voyait que le niveau montait peu à peu. Déjà, l’eau débordait et empiétait sur l’île.

Pendant des années, Jenna avait observé le mouvement des marées. Elle savait que celle de ce matin était une marée de syzygie : La lune était pleine la veille. Elle savait aussi que l’eau allait bientôt refluer, comme la rivière au-dessous de la petite fenêtre de son lit, déposant sur la berge un mélange de boue et de sable que les oiseaux aquatiques fouilleraient de leur long bec recourbé.

Le disque pâle du soleil s’élevait lentement derrière l’épais voile de brume. La nature s’éveillait autour de Jenna, et la rumeur de l’aube remplaçait peu à peu le silence. Un concert de caquètements la fit sursauter. En se retournant, elle eut la surprise de voir un bateau de pêche surgir du brouillard.

Au cours des dernières vingt-quatre heures, elle avait vu plus de choses nouvelles et étranges qu’elle n’avait jamais rêvé d’en voir. Ceci explique que le spectacle d’un bateau manœuvré par des poules ne l’étonna pas autant qu’elle l’eût cru. Assise sur le seuil elle attendit tranquillement qu’il soit passé. Au bout de quelques minutes, comme il n’avait pas bougé, elle se demanda s’il ne s’était pas échoué sur l’île. Mais, quand la brume commença à se dissiper, elle constata que le bateau de pêche était en réalité un poulailler. Une douzaine de volatiles descendirent la passerelle avec précaution et se mirent au travail, grattant et picorant, grattant et picorant...

Décidément, les apparences étaient parfois trompeuses.

Un cri aigu d’oiseau perça le brouillard et des clapotements assourdis montèrent de l’eau : Jenna décida qu’ils provenaient de petits animaux à fourrure. L’idée qu’il pouvait s’agir d’anguilles ou de serpents d’eau lui traversa l’esprit, mais elle la repoussa fermement. Elle s’adossa au chambranle de la porte et respira à pleins poumons l’air frais et légèrement salin du marais. Tout était paisible et silencieux... Parfait !

— Bouh ! fit la voix de Nicko. Je t’ai bien eue, Jen !

— Nicko, protesta Jenna. Qu’est-ce que tu peux être bruyant !

Nicko s’assit près d’elle sur le seuil et tira un coin de l’édredon de Jenna pour s’envelopper dedans.

— « S’il te plaît », lui dit-elle sur un ton de reproche.

— Quoi ?

—  « S’il te plaît, Jenna, tu voudrais partager ton édredon avec moi ? Mais bien sûr, Nicko. Oh ! Merci beaucoup, Jenna. C’est très gentil de ta part. Bah ! Ce n’est rien, Nicko. »

— C’est bon, laisse tomber. Je suppose que je vais devoir te faire la révérence, maintenant que tu es une altesse ?

Jenna pouffa :

— Les garçons ne font pas la révérence, ils saluent en inclinant le buste.

Nicko se releva d’un bond et se courba jusqu’à terre après avoir ôté un chapeau imaginaire avec un ample mouvement du bras. Jenna applaudit.

— Excellent. Désormais, tu en feras autant chaque matin.

— Votre Majesté est trop bonne, dit Nicko d’un air solennel en faisant mine de se recoiffer.

— Où peut bien être le boggart ? demanda Jenna d’une voix ensommeillée.

Nicko bâilla :

— Sans doute au fond d’une flaque de boue. Ça m’étonnerait qu’il dorme dans un lit.

— Il détesterait ça ! Des draps secs et propres... Pouah !

— Eh bien moi, je retourne me coucher. Je ne sais pas pour toi, mais je n’ai pas eu mon compte de sommeil.

Il s’extirpa de l’édredon de Jenna et alla retrouve le sien, qu’il avait laissé en tas près du feu. Jenna prit conscience de sa propre fatigue. Ses paupières la picotaient, ce qui voulait dire qu’elle n’avait pas assez dormi, et elle commençait à se refroidir. Elle se leva s’enroula dans l’édredon puis se glissa à l’intérieur de la maison encore plongée dans la pénombre, refermant doucement la porte derrière elle.

Magyk
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